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LE BLOG

Comme il faisait bon vivre aux Peyre-Long, quartier des Espinets à Saint-Paul-de-Vence

Vie rurale d’autrefois : 

Une vie de quartier simple et solidaire sur le chemin de Peyre-Long

Avant que les villas ne poussent derrière des portails fermés, avant que les voitures ne défilent sans un bonjour, il y avait les Espinets, ce petit coin de Saint-Paul-de-Vence où l’on vivait vraiment ensemble. Pas côte à côte, mais ensemble. En racontant ces souvenirs, je n’ai pas seulement envie de célébrer une époque révolue. Je veux que ceux qui vivent ici aujourd’hui comprennent qu’ils marchent sur une terre pleine d’histoires, qu’ils côtoient les descendants de bâtisseurs discrets, qu’ils habitent un quartier dont l’âme mérite d’être respectée, transmise et aimée.

Temps de lecture estimé : 14 minutes

Un quartier de pierres, de pins… et de gens bien

Les champs de fleurs en culture au chemin de Peyre-Long en 1966 à Saint-Paul-de-Vence

L’Espinet, en provençal, est une petite épine.
Le nom du quartier ne ment pas. Les Espinets, c’était les genêts et les épines de pins sur une crête rocheuse. Un coin de colline un peu rude, mais généreux pour qui savait l’apprivoiser.

C’est surtout du chemin de Peyre-Long, « long chemin de pierre », dont je veux vous parler ici. Autrefois muletier, il reliait Saint-Paul à Cagnes, sinuant entre les collines avant que l’après-guerre ne vienne y poser les premières maisons. Il fallait alors plus que du courage : il fallait y croire. Défricher, dynamiter, bâtir. Et c’est ce que fit mon grand-père, Honoré Boniface, dit Retou, ainsi que tous les pionniers dont je vais vous parler.

Les voisins : des familles, des accents, et beaucoup de cœur

Autour de lui, ces autres pionniers, c’étaient les familles Ganzini, Giorsetti, Ferrari, Zuliani, Fieni, Corniglion… la plupart venus du Piémont avec leur esprit de famille.

Parmi eux, Jacques Ganzini, qui acheta en 1957, à la famille Sauvan, un terrain jugé trop rocailleux pour être cultivé. Il fallut dynamiter la pierre pour faconner des restanques et en faire une terre cultivable. Les fils de Joseph Fieni, racontèrent que leur père dû aussi défricher ses parcelles à la main et à la baramine, aidés d’ouvriers cagnois qui buvaient un petit verre de rhum avant le travail pour se donner du courage !

Souvenirs du quartier des Espinets à Saint-Paul-de-Vence

L’entraide, une évidence

taient tous des gens courageux, qui s’échinaient le dos courbé au travail, de l’aube jusqu’à la tombée du jour, parfois même la nuit lorsque des gelées menacées leurs cultures. Les parents réveillaient les enfants à minuit : il fallait protéger les cultures à tout prix. Certains se souviennent encore des piles de vieux journaux Nice-Matin qu’on étalait soigneusement sur les œillets, avant de les recouvrir de lourds rouleaux de paillasson. C’était dur, glacé, mais c’était indispensable pour sauver la récolte. Cette vie de labeur était leur lot à tous.

Ils savaient ce que signifiait « s’entraider pour vivre ». On s’échangeait des denrées, des outils, des conseils, contre un coup de main. Lorsqu’un grand coup de Mistral arrachaient quelques structures de serres, tout le monde s’attelaient à la réparation. Lorsqu’un voisin malchanceux oubliait de reformer le robinet, se retrouvant avec un bassin vidé de son eau, les autres lui apportaient de leur eau pour sauver ses cultures. Dans le quartier la solidarité ne manquait jamais.

Mme Ferrari faisait partie de ces voisines au grand cœur. C’était une très gentille dame, habitant juste en face, à l’angle du chemin des Esparlings. Lorsque mes grands-parents travaillaient sans relâche dans leur campagne, elle gardait chaque jour leurs deux petites filles. À cette époque, la maison familiale n’existait pas encore : il n’y avait qu’un vieux cabanon, sommaire et glacé l’hiver. Quand le froid devenait trop mordant, les voisines ouvraient leur porte à tour de rôle et installaient les enfants bien au chaud.

Mme Fieni les recevait aussi de temps à temps. C’est chez elle que ma tante découvrit, un après-midi de goûter, la fameuse confiture de châtaigne — une vraie découverte au nom bien curieux !

Ce geste simple et répété résume à lui seul l’esprit de solidarité et de confiance qui régnait aux Espinets.

Avant le confort moderne

Avant l’arrivée de l’eau courante et de l’électricité, la vie au bout du chemin n’avait rien d’un long fleuve tranquille. Au-delà de la propriété Zuliani, il fallait faire preuve d’ingéniosité : une petite rigole avait été creusée le long de la route pour acheminer l’eau depuis le début du chemin jusqu’aux grands bassins où l’on remplissait les arrosoirs.
Pour s’éclairer, quelques habitants bénéficiaient déjà d’un branchement sommaire : deux fils électriques partaient de la propriété Zuliani pour alimenter la maison des Fieni.
Les autres s’en remettaient encore aux lampes à carbure, dont la flamme vacillante projetait une lueur dorée sur les murs. C’était une époque où chaque geste demandait de l’effort, mais où la débrouille et l’entraide tenaient lieu de confort.

Culture des œillets dans les serres de Saint-Paul-de-Vence, au chemin des Peyre-Long

Retou, les oliviers, et les faïsses

Dans les années 1950, sur un terrain hérité de son père saint-paulois, mon grand-père Retou décida de s’y installer pour y faire des cultures. Il y avait là quelques oliviers, déjà anciens à l’époque, et le vieux cabanon pour ranger les outils. Le terrain était brut : pas d’eau courante, pas de route, et une roche omniprésente. Comme chez ses voisins, il fallut défricher puis façonner les fameuses « faïsses » – ces terrasses provençales aménagées à la main, à coups de pioche et parfois de dynamite, pour pouvoir cultiver un peu de terre.

Chaque jour, il venait à pied depuis le quartier des Cayrons, à deux kilomètres de là, où il vivait alors avec sa jeune famille chez ses beaux-parents, les Ghetti depuis leur mariage en 1949.

La maison, achevée en 1957, fut vite entourée de serres. Les cultures florales commencèrent : œillets, anémones, glaïeuls, mimosa…, mais aussi du maraîchage, un poulailler, des lapins pour la table, et même quelques arbres fruitiers : pêchers, cerisiers, citronniers. C’était une vie autosuffisante, comme on l’imaginait à la campagne. Mon grand-père en avait toujours rêvé : être autonome et ne pas avoir de patron. C’était dur mais pour lui, ça valait le coup. Ma grand-mère qui avait obtenu à 16 ans le diplôme pour l’enseignement primaire ne devint jamais institutrice car elle devait aider son mari à la campagne.

À cette époque, il n’y avait pas de portail : les voisins entraient librement. L’hospitalité était une évidence. Les maisons étaient conçues avec la logique du travail. En bas, on trouvait le garage et surtout la salle des fleurs, avec ses bassins en béton où reposaient les bouquets entre la cueillette et la livraison. À l’étage, la partie habitation, reliée par deux escaliers : un intérieur pour la famille, et un extérieur pour les invités.

On vendait au marché aux fleurs du Cours Saleya à Nice, ou à la criée Falcini à Antibes, près de la gare ferrovière, et aussi aux parfumeries de Grasse

Comme il faisait bon vivre au chemin de Peyre-Long, quartier des Espinets à Saint-Paul-de-Vence

Le progrès arrive aux Peyre-Long

Le temps du progrès arriva peu à peu dans le quartier. À l’origine, seul un chemin étroit et pierreux permettait de circuler : on n’y passait qu’en charrette. Puis M. Zuliani fit élargir la voie jusqu’à chez lui, de sorte que les voisins laissaient leur voiture devant son terrain.

Les habitants, unis par la volonté d’améliorer leur quotidien, décidèrent alors de se regrouper pour financer eux-mêmes l’arrivée de l’eau et de l’électricité. En 1953-1954, ils contractèrent un crédit auprès d’EDF et de la compagnie des eaux, permettant ainsi de raccorder tout le quartier à ces nouveaux conforts modernes.

Quelques années plus tard, les nouveaux riverains, désireux d’accéder à leurs maisons et d’acheminer plus facilement leur production, demandèrent la création d’une véritable route au maire. M. Marius Issert et son conseil municipal firent alors construire la route du chemin des Peyre-Long et des Esparlings en 1957.

M. Issert eut aussi la sagesse de préserver la tranquillité du chemin : dans les années 80, il s’opposa au projet de Mme Sauvaigo, alors maire de Cagnes-sur-Mer, qui souhaitait désenclaver le chemin de Peyre-Long pour en faire une voie de passage vers Cagnes. Sans son refus, le quartier aurait sans doute perdu sa quiétude. Aujourd’hui encore, les habitants reconnaissent que ce fut une décision exemplaire, qui a permis aux Peyre-Long de conserver son âme paisible et son charme campagnard.

Le temps des loisirs : l’âme joyeuse des Espinets

Ma mère me racontait que lorsque mon grand-père acheta l’un des premiers postes de télévision au début des années 1960, les soirées devenaient animées ! Aux grandes occasions – notamment les combats de boxe, très populaires à l’époque – les voisins arrivaient. On sortaient toutes les chaises de la maison et tout le monde s’installait dans la cuisine. On se pressait devant l’écran, on commentait, on riait, on vivait dans la joie et le partage !

La télévision dans les campagnes n’était pas seulement un divertissement : elle représentait avant tout un lien social et une ouverture sur le monde. Ainsi, au soir de l’assassinat de John F. Kennedy, Mme Fieni vint avec sa fille Jeanine frapper à la porte de Retou pour demander à regarder le journal télévisé et comprendre ce qui venait de se passer.

Les parties de pétanque sur le chemin animaient les dimanches après-midi. C’était un vrai rendez-vous du quartier, où l’on jouait sérieusement, mais toujours dans la bonne humeur. Tout le monde était la bienvenue. Certains voisins venaient parfois accompagnés de leur invité du jour.

Avec le temps, la route devint trop fréquentée, et les parties de boules furent de plus en plus souvent interrompues. Alors, pour préserver ces moments de convivialité, mon grand-père fit aménager, dans les années 70, un véritable terrain de pétanque sur sa propriété. Les autres joueurs participèrent à sa création en fournissant le sable.

Les enfants, eux aussi, vivaient dehors. Le quartier était calme, et le chemin de Peyre-Long se terminant en cul-de-sac, il n’y avait pas de danger. Ils passaient d’une maison à l’autre, jouaient, grimpaient aux arbres, organisaient leurs petites aventures. Tant qu’on ne les réclamait pas pour aider aux tâches, ils étaient libres de vivre leur enfance en plein air, à leur rythme, au grand air.. Parfois, les mamans se retrouvaient et se joignaient à leurs promenades.

Dans les années 1980 à 90, j’ai moi aussi connu cette liberté, et elle m’a offert l’une des enfances les plus douces que l’on puisse imaginer.

Les derniers passages du village

Je me souviens encore du temps où certains commerçants passaient régulièrement dans le quartier, jusque dans les années 1990. Le samedi, le boulanger faisait la tournée avec son fils qui déposait une grosse miche de pain de campagne dans une petite hutte que mon père avait construite près de la boîte aux lettres.
Je n’ai pas connu l’épicier ambulant ni le limonadier Chiapella, qui faisaient autrefois leur tournée en camionnette, mais les anciens en parlaient avec nostalgie.
Je me rappelle en revanche que le père Bernard venait chaque année célébrer la messe devant le petit autel installé à l’intersection du chemin des Esparlings, juste devant la maison de M. Papillon. Ces moments simples rassemblaient le quartier et faisaient vivre, à leur manière, l’esprit de communauté des Espinets.

Des souvenirs, des chamailleries mais une amitié sincère

Bien sûr, il y avait aussi des querelles de voisinage. Une histoire de clôture déplacée, une haie qui déborde, ou la vitre d’une serre cassée accidentellement… Mais jamais rien d’irréparable. Car on savait que l’on aurait besoin les uns des autres. Il fallait se parler, il fallait se croiser, il fallait vivre ensemble.

Avec les années, mes grands-parents nouèrent de vraies amitiés de voisinage, notamment avec Jacques et Marianne Ganzini, un couple de Piémontais installés dans la maison voisine.
Tous travaillaient dur, du lever du jour jusqu’à midi, puis de nouveau l’après-midi jusqu’à la tombée du soir, même les jours de fête. Et pourtant, ils trouvaient toujours un moment pour se retrouver, partager un verre ou échanger quelques mots avant de reprendre le fil du quotidien. Ils partageant avant tout des valeurs communes : le travail et la famille.

Je me souviens avoir assisté, enfant, à l’un de ces instants chez les Ganzini : ils faisaient goûter leur vin de leur propre production, un vin de table comme on en faisait ici, issu des quelques vignes du jardin. On appréciait le vin de raisin framboisé, bien que celui-ci, disait-on en riant, avait la réputation de rendre un peu fou ! Entre rires, travail et entraide, cette amitié sincère ne s’est jamais démentie, même avec le temps.

Un esprit de quartier qui perdure à Saint-Paul-de-Vence

Et cet esprit n’a pas complètement disparu. Les enfants de ces familles et les petits-enfants sont encore là. Ils entretiennent les terres, les oliviers, les souvenirs, et parfois même les traditions. Il y a quinze ans, M. Vincent Paddelini, nouvel habitant aux Peyre-Long, eut la belle idée de créer une association de quartier. C’était sa manière à lui de dire « merci » pour l’accueil, et de faire perdurer cet esprit si rare.

Depuis, chaque année, l’Association des voisins des Peyre-Long et Esparlings se réunit autour d’un repas joyeux, où chacun apporte un peu de lui-même à travers des plats traditionnels. Cette année, Mme Zuliani nous a régalés avec sa fameuse soupe au pistou, tandis que Jocelyne Corniglion avait préparé ses délicieux farcis. Et comme toujours, nous avons partagé bien plus qu’un repas : des rires, des histoires et la joie simple d’être ensemble.

Un quartier qui bat encore

Aujourd’hui, la vie va plus vite. Trop vite. Hormis ceux qui promènent leur chien, on ne prend plus le temps de s’arrêter sur le chemin, de papoter sur le pas de la porte. Les nouveaux venus ne connaissent pas l’histoire de ce lieu, ni les gens qui l’ont façonné à la sueur de leur front et à la chaleur de leur cœur. Et c’est bien dommage.

Mais pour ceux qui ont grandi là, ou qui y sont revenus après un détour par ailleurs, le cœur des Espinets bat toujours. Plus discret peut-être, mais bien vivant.

 J’ai quitté quelques temps ma commune, mais la vie m’a ramené ici et je crois que jamais plus je ne le quitterai, mon doux quartier.

La vie d'antan aux chemin de Peyre-Long